Management interculturel : relire les incidents critiques et les comprendre
Qu’il s’agisse de coopération entre partenaires égaux ou de relations hiérarchiques au travail, la vie professionnelle est faite d’alternances entre harmonie et tensions, entre résonances et dissonances. Mais lorsqu’on travaille en contexte interculturel, on rencontre, non seulement du fait de la langue, des difficultés encore plus fréquentes. Elles prennent la forme de ce qu’on appelle les « chocs culturels » et conduisent parfois à des « incidents critiques ». Elles sont en partie « souterraines » (on les ressent mais sans en connaître clairement l’origine) et peuvent susciter des fissures profondes dans la confiance professionnelle et l’estime que se vouent les protagonistes. Parmi les nombreuses situations que nous avons vécues et analysées dans le cadre de notre travail, voici deux exemples issus de notre pratique de formateurs interculturels, avec leurs conséquences respectives. Ces interactions pourraient bien éclairer les situations rencontrées aujourd’hui par les managers et leurs employé·e·s évoluant entre différentes cultures…
Dans la brume parisienne
Nous sommes en 2015, Maya est une jeune juriste franco-allemande qui a grandi en Allemagne. Elle travaille depuis deux ans pour la filiale berlinoise d’une grande entreprise semi-publique française, où elle assiste à mi-temps la directrice allemande des affaires juridiques de cette filiale, principalement en aidant à la préparation des réunions des comités de direction, en assurant la veille juridique et en préparant des notes d’information pour les juristes français du siège à Paris, voire en traduisant des textes de loi. Les rapports avec sa supérieure hiérarchique sont cordiaux et respectueux, elles se tutoient. C’est son premier contrat de travail et elle apprécie le style direct et factuel des membres allemands de l’équipe. Elle sait précisément ce qu’elle a à faire, et peut poser des questions si quelque chose n’est pas clair. Son CDD va être reconduit, ce dont Maya se réjouit. Pour montrer sa bonne volonté et sa motivation, elle demande à faire un stage pendant deux mois au sein de la maison-mère à Paris, pour mieux comprendre certaines missions techniques et industrielles de l’entreprise ainsi que celles du département juridique central.
La demande de Maya est reçue, elle fait d’abord un stage technique dans une petite ville, où elle est très bien accueillie par l’équipe, s’intéresse à tout et saisit de mieux en mieux les tenants et les aboutissants de la relation entre l’entreprise et les usagers. Puis elle part à Paris faire la partie de son stage au département juridique. Ici, l’accueil est beaucoup moins chaleureux. Lorsqu’elles la rencontrent pour la première fois, les nouvelles personnes qui lui sont présentées lui posent d’abord la question de savoir si elle est « au statut », question qu’elle ne comprend pas tout de suite, avant de se faire expliquer qu’il s’agit du statut du personnel de l’entreprise publique. Maya est employée en « contrat local ». Il semble à Maya qu’on pose désormais un autre regard sur elle, plus indifférent, dès que l’on sait qu’elle « n’est pas au statut ».
Une juriste qui a fait toute sa carrière dans l’entreprise est chargée d’être la tutrice de stage de Maya, mais elle n’a pas grand-chose à lui faire faire, bien qu’elle semble elle-même très occupée. Tous les employés sont assis dans de petits bureaux qui ressemblent un peu aux alvéoles d’une ruche, les portes sont en général fermées. Maya passe ses journées à lire des dossiers sur les différentes acquisitions du groupe à l’étranger, elle doit les lire « pour s’informer ». Elle n’obtient, malgré ses demandes réitérées, aucune mission spécifique à accomplir, ni question précise à analyser. Sa tutrice va déjeuner avec ses collègues et ne l’invite pas à se joindre à eux. Maya finit par renoncer à aller à la cantine et prend un sandwich à la boulangerie du coin pour pouvoir sortir du bâtiment. La tutrice semble même agacée par les questions de Maya et ses demandes de lui donner du travail. Elle finit par l’envoyer aux archives classer des documents, sans lui indiquer selon quels critères elle doit les ranger. Maya finit par laisser la torpeur estivale l’envahir et attend la fin de son stage avec déception. Il lui semble qu’on l’a oubliée et que l’on a fait droit à sa demande de stage sans que cela corresponde à un besoin de la part de l’entreprise.
A son grand étonnement cependant, un jour avant la fin de son stage, on l’informe que le Directeur Général B, n+2 de la tutrice, la convoque pour un entretien l’après-midi même. Maya s’étonne mais se réjouit de l’intérêt qu’on semble lui porter tout de même. Etant donné que son stage ne semble pas avoir eu de mission précise du point de vue de l’entreprise, elle ne pose pas plus de questions sur le pourquoi de l’entretien et s’attend à un échange courtois sur le déroulement du stage qui ne nécessitera pas de préparation particulière.
Ce qui arrive est bien différent. Dès l’abord, le directeur général B lui fait passer un examen en règle, lui pose des questions juridiques pointues et des avis argumentés sur la situation des différentes filiales de l’entreprise. Maya est complètement désarçonnée et a de la peine à mobiliser ses souvenirs de la lecture des dossiers. Elle est stupéfaite de voir que le directeur avait visiblement des attentes très précises vis-à-vis d’elle et prise de court, elle perd complètement ses moyens. L’entretien se passe donc mal et Maya se sent à la fois honteuse d’avoir commis une faute, sans savoir exactement comment elle aurait dû se conduire, et furieuse de s’être fait « piéger ».
Maya rentre en Allemagne très déstabilisée par cet épisode. A Berlin, on ne lui en parle pas et l’entretien raté n’a apparemment pas d’incidence sur la poursuite de son contrat de travail. Mais elle garde une dent contre sa tutrice, dont elle se méfie car elle la rend responsable de son échec à l’entretien avec le directeur. Elle se sent écrasée par quelque chose de diffus qu’elle ne parvient pas à nommer lorsqu’elle travaille avec des collègues parisiens.
Un peu de pression
Nous sommes en 2013 à Libreville, au Gabon. François, manager expatrié français, vient vérifier le travail de Léon, un de ses subalternes, un ouvrier gabonais qui avait entre autres tâches un contrôle de la pression dans un surpresseur d’eau. Ainsi s’engage la conversation :
« Léon, tu as contrôlé la pression comme je t’ai demandé ? »
« Oui, je l’ai fait tout à l’heure. »
« Elle était comment ? »
« Il en manquait. »
« Ok, tu en as ajouté alors ? »
« Oui chef. »
« Et tu en a ajouté combien ? »
« J’en ai ajouté un peu. »
« Quoi ??? »
La tension monte subitement d’un cran.
« Un peu c’est combien, Léon, tu as ajouté combien de pression ? »
« J’en ai ajouté un peu chef, un peu un peu. »
Là François s’emporte soudain :
« Un peu c’est quoi ! Tu ne sais pas combien de pression tu as ajouté, tu ne sais pas que c’est important ?!?! La pression ça se mesure et on n’en ajoute pas n’importe comment ! Tu dois être capable de me dire combien tu en as mis. C’est une faute, c’est un manque de professionnalisme, c’est un manque de respect ! »
Pourquoi en arrive-t-on là ? Peut-être que François a tendance à se fâcher facilement, que ça fait partie de sa personnalité. Mais sa dernière phrase, où il parle de « manque de respect », indique qu’il s’est senti touché sur un plan qui relève du culturel et des valeurs. En effet, la notion de respect, à laquelle on prête souvent une dimension universelle, est une notion très marquée culturellement dans la pratique. C’est donc un choc culturel qui met le feu aux poudres, mais pourquoi ?
Dans la situation que nous venons de décrire, la dissonance culturelle est rendue perceptible par la montée subite des émotions et du ton qui se durcit. Bien souvent cependant, dans les rapports hiérarchiques, certains incidents vont passer inaperçus, du moins par l’une des parties. C’est ce qui se passe dans le cas de Maya, où c’est elle surtout qui ressent la dissonance (et ce de manière durable) alors que pour ses collègues et le directeur, il n’y a probablement même pas eu la conscience d’un incident interculturel. Néanmoins, les deux cas ont en commun une situation hiérarchique dans laquelle c’est un Français qui incarne l’autorité, une fois dans un contexte étranger pour lui, et dans l’autre cas, dans son contexte « natif ».
Le contexte culturel et la communication hiérarchique
Les études réalisées par de nombreux auteurs offrent diverses grilles d’analyse pour lire l’interculturel derrière ces situations du quotidien. Les travaux d’Erin Meyer en particulier permettent une analyse intéressante des différentes perceptions culturelles en fonction de deux dimensions : la communication à faible contexte (ou explicite) et la communication à fort contexte (implicite). L’Allemagne (où a été socialisée Maya) est considérée comme une culture où la communication a tendance à être plutôt explicite, directe et factuelle. Les employé·e·s ont l’habitude de recevoir des directives assez précises sur ce qui leur est demandé. Ils attendent du coup aussi des personnes qui les dirigent une communication concrète, volontiers technique, considérée comme un signe de compétence. Maya, habituée à cette façon de communiquer, est confrontée en France à une communication beaucoup plus implicite (« êtes-vous au statut ? » ; « Allez jeter un coup d’œil aux dossiers… ») qui exige que l’on connaisse bien le contexte pour comprendre les sous-entendus et les connotations. Norbert Elias, dans son analyse de la société de cour, a bien analysé ces mécanismes encore présents dans la communication hiérarchique en France, où justement ce sont le sous-entendu et la figure de style qui seront mis en valeur et susciteront l’admiration. Être « trop » clair ou « trop » explicite revient à être « lourd ».
La dimension factuelle - relationnelle
Mais d’autres facteurs jouent encore un rôle. La culture française est marquée par une préférence pour une perception « rationnelle » des choses, une expression des émotions plutôt extériorisée, une distance hiérarchique forte et un mode de résolution des désaccords basé sur l’opposition (« win-lose »). Cette préférence pour une approche rationnelle des choses (« l’esprit cartésien ») se mêle de façon très ambivalente avec le caractère souvent implicite de la communication quotidienne, où cette attente forte de rationalisation et de précision est souvent considérée comme évidente et donc, fréquemment éludée. Un·e interlocuteur·trice étranger·e trouvera ici une source abondante de confusion. La culture gabonaise, elle, se distingue par une préférence pour une perception relationnelle des choses, une très grande importance accordée aux relations et un mode de résolution des désaccords basé sur le consensus. Une discussion est d’abord relationnelle avant d’être fonctionnelle, il convient de tisser d’abord le lien avant de donner une information. Dans de nombreux pays d’Afrique, par exemple, le portable est très répandu mais on y utilise très peu les boîtes vocales, parce si on appelle quelqu’un, c’est avant tout pour discuter, plus que pour transmettre une information.
Sa perception rationnelle des choses conduit François à attacher beaucoup d’importance à la précision, d’où son insistance pour connaître la mesure de la pression qui a été ajoutée. Ce qui est prioritaire pour lui, c’est la dimension factuelle de la situation. Mais dans l’implicite de son mode de communication, a-t-il pris le temps de faire comprendre à Léon l’importance de cette donnée ? Quel a été son « input » lorsqu’il a donné ses consignes ? Quand on porte en soi l’idée que la précision est quelque chose d’essentiel, ça devient une évidence. Et quand l’implicite est déterminant dans sa façon de communiquer, les évidences deviennent très vite des non-dits…
Léon, lui, ne partage pas cette évidence. Dans son approche relationnelle des choses, une telle précision ne fait pas sens. Pour lui, le plus important, ce sont ses relations avec les gens qui l’entourent, et ce genre de choses ne se mesure pas. Par conséquent, il considère qu’il a fait ce qui lui a été demandé : son chef lui a demandé de contrôler la pression et d’en rajouter si besoin, point final. Le « besoin » n’est pas quantifié. Ce qui est important, c’est que François s’y connaît, qu’il évalue lui-même ce besoin et qu’il a confiance dans sa capacité à remplir cette tâche. Il pense que son chef a la même confiance et son output correspond à ce qu’il a compris, mais pas aux attentes de François, qui souhaite que son employé sache lui dire exactement combien de pression il a mis afin de pouvoir exercer son contrôle.
C’est donc un malentendu interculturel qui suscite cette contradiction entre l’input et l’output. Mais pourquoi cet éclat de voix, pourquoi ces reproches virulents de manque de professionnalisme et de respect ? L’incident critique était-il inévitable ?
D’abord François éprouve ce qu’il considère comme la faute de Léon : il est convaincu que ses instructions étaient claires. Il réagit alors à ce qu’il ressent selon ses normes culturelles : il croit inconsciemment que Léon a bien compris ce qui était « évident » dans son input, et ressent donc comme du mépris dans le fait que l’output n’y corresponde pas. Comme si Léon se moquait de lui, comme s’il avait fait semblant de ne pas comprendre pour échapper au contrôle de François. D’où ces paroles dures pour extérioriser ses émotions négatives et aussi pour marquer, dans la distance hiérarchique forte à laquelle il est attaché, le caractère inacceptable de l’attitude du subalterne qui ne fait pas ce que le chef lui demande. Et comme un réflexe culturel dans le conflit naissant, il entre en opposition frontale avec Léon et s’attend à ce que ce dernier fasse « naturellement » de même en exprimant sur le même mode, son point de vue, sa perception de la situation et la solution qu’il a peut-être à proposer…
Mais pour Léon, cette opposition, qui n’a évidemment rien de naturel, est une incompréhension. C’est à son tour de subir un choc culturel : lui qui est attaché à la dimension relationnelle de la situation ne comprend pas pourquoi un détail qui lui paraît dérisoire lorsqu’on se fait confiance le conduit à se faire réprimander si durement, avec tout ce que cela implique comme dommage pour leur relation. Pour lui aussi la distance hiérarchique est forte, mais un tel emportement ne se justifie que par une faute particulièrement grave, pas pour une « petite mesure » qui manque.
Le contexte : « ici » ou « là-bas » ?
Notre pratique de consultants interculturels nous a permis de constater que le fait d’évoluer dans son contexte culturel d’origine ou non influence aussi l’« émotionalité ». Dans le cas de Maya, le directeur et les collègues juristes sont dans leur zone de confort : ils représentent la norme, sont à l’aise dans leur culture et leur mode de communication. Maya, avec sa socialisation allemande, est celle qui est en situation de minorité. En outre, elle est, en tant que stagiaire, tout en bas de l’échelle hiérarchique en France, alors qu’elle-même se perçoit comme une collègue des juristes du siège. Etant donné qu’en plus, elle n’« est pas au statut », elle n’a aucune carte en main pour être reconnue comme faisant partie de l’« in-group ». Le décalage culturel se double d’un décalage social qu’elle a du mal à comprendre et qui reste implicite dans les contacts avec ses homologues français·es, qui justement ne se considèrent pas comme ses homologues. Le directeur, socialisé en France comme le sont les cadres supérieurs issus des fameuses Grandes Ecoles, est lui dans sa zone de confort, tout comme les collègues, qui ne voient pas en Maya une concurrente qui mérite que l’on s’inquiète ou que l’on s’investisse dans le suivi de son stage. Toute l’« émotionalité » suscitée chez Maya (par son jeune âge, la distance par rapport au pouvoir, au groupe, la surprise de se voir soumettre à ce qu’elle ressent comme un interrogatoire et un piège, sa désorientation par rapport à des choses qui restent invisibles et incompréhensibles à ses yeux) restent en elle et ne dérangent en aucune manière les rapports de pouvoir en vigueur au sein du système qui l’évalue selon ses critères, sans avoir à les remettre en question.
Dans l’incident critique que vivent Léon et François, la situation est différente, car ce dernier est dans un pays qui est pour lui « là-bas ». Sa norme est importée et il est en situation de minorité au Gabon. Il se dessine une ambivalence qui peut empêcher François d’avoir la même sérénité dans son rôle de « chef » que s’il était en France. La crainte de ne pas être obéi, de perdre le contrôle, peut être plus présente et expliquer la rapidité avec laquelle le ton est monté. Viennent se greffer aussi les rapports de pouvoir hérités de l’ère coloniale, qui résonnent encore dans la communication. La colonisation, en effet, a laissé des traces qui pèsent parfois fort sur le management : un employé gabonais n’ose pas forcément poser des questions à son chef blanc. Si ce dernier laisse l’implicite imprégner ses instructions, les malentendus ne vont pas tarder à survenir.
Qui pose les questions ?
Dans les rapports hiérarchiques, savoir qui est en droit de poser des questions à qui et qui est en droit d’attendre des réponses n’est pas une question triviale. Dans certaines cultures, on valorisera le fait d’avoir un esprit critique et de poser des questions, même à ses supérieur·e·s hiérarchiques, parce que c’est un signe de motivation et de volonté de comprendre. Dans d’autres contextes, le fait de poser des questions sera plus vu comme le fait de « remettre en question » et donc potentiellement de critiquer l’autorité ou sa légitimité. Avec des questions, on peut mettre quelqu’un dans une situation difficile, surtout en public, si la personne ne connaît pas la réponse. A l’école française en particulier (idem en Pologne par exemple), la tendance est plutôt d’apprendre à (bien) répondre aux questions de l’autorité (l’enseignant·e) et dans notre pratique, nous avons noté une tendance à ne pas poser de question très directes à sa hiérarchie ou par exemple à un·e professeur·e d’université. Bien sûr, c’est une tendance et il y a des nuances, les pratiques peuvent varier d’une organisation à une autre. Mais globalement, il n’est pas anodin de savoir qui, dans tel ou tel contexte, a le droit de poser des questions à qui et à l’inverse, qui est en droit d’attendre des réponses de la part de qui. Dans les cultures où l’on ne pose pas trop de questions « ascendantes », les employé·e·s auront plus tendance à apprendre à deviner ce que leur supérieur·e hiérarchique attend d’eux, qui par conséquent n’aura pas forcément à être très précis·e dans ses instructions. On retrouve ceci dans la culture gabonaise lorsque une personne s’adresse à un·e aîné·e : la première demandera conseil à la deuxième plutôt que de lui poser une question. La communication sera marquée par une certaine déférence (formulation diplomatique, indirecte). On rejoint ici la communication explicite/implicite qui croise celle du rapport de pouvoir plus ou moins égalitaire.
Comment prévenir l’incident critique ?
Les situations que nous venons de décrire et de décrypter sont très récurrentes, car les nombreuses interactions qui émaillent une journée de travail sont vécues de façon spontanée, et donc par chacun selon ses propres normes culturelles. Alors comment se prémunir, éviter les incidents critiques qui minent la confiance et préparent éventuellement d’autres conflits ?
Pour cela, connaître la culture de l’autre est particulièrement utile, et nombre de formations interculturelles sont axées sur l’idée de comprendre la culture de l’autre : « Négocier au Japon », « Travailler avec des Américains », etc. Mais elles atteignent rapidement leurs limites quand elles proposent des « recettes » simples et n’incitent pas à dépasser l’ethnocentrisme. Le risque est de fabriquer un « Autre » qui ne corresponde pas à la réalité et de se retrouver démuni·e dans les situations critiques au-delà du « small-talk ». Connaître sa propre culture à partir d’une autre perspective et prendre conscience de ses propre biais culturels est tout aussi fondamental. Cela vaut d’ailleurs aussi bien en contexte interculturel qu’en contexte de diversité de manière générale : comment est-ce que je prends des décisions ? Comment est-ce que je communique avec mes salariées ? Qu’est-ce que j’attends d’elles/d’eux ? Comment est-ce que j’accorde ma confiance ? Comment est-ce que je contrôle ? Avec quels effets ? Dans quelle mesure ces modes de fonctionnement et de communications sont-ils culturels, genrés, datés ? Comment puis-je rendre ma communication plus efficace si je m’aperçois que ça « coince » ?
La réflexion approfondie sur notre propre socialisation est donc un outil fondamental pour comprendre et être plus efficace. A défaut, on risque de se fabriquer en permanence un Autre exotique et figé. Dans les situations de stress et d’incident critique, cela débouche sur un rapport de domination qui peut être coûteux (sur le plan relationnel et matériel, si des erreurs sont commises ou que les employées démotivées quittent l’entreprise, voire passent à la concurrence). Sans autoréflexion, nous n’avons aucune grille de lecture plus aboutie pour sortir du conflit de manière constructive.
Savoir à quoi François et Léon sont attachés, leurs valeurs et ce qui marque des différences entre leurs attachements respectifs, aurait permis à François d’éviter le piège d’une communication trop implicite. Autrement dit, s’il avait pu faire un « pas culturel » vers son collaborateur, s’il avait pris conscience, d’une part, de ce qui était important pour lui et du fait que pour Léon, la précision n’était pas une donnée prioritaire par rapport à l’importance du relationnel, il aurait pu insister, sur l’importance qu’il y accorde, afin de s’assurer que Léon comprenne cette priorité.
De plus, en contexte interculturel, la répétition est un outil important de clarification. Car à partir du moment où Léon a entendu une fois que la précision, c’est essentiel, François peut être tenté de croire que cette donnée est définitivement intégrée par son collaborateur. Il n’en est rien : ce qui est culturellement marqué comme sans importance et non évident a besoin de temps et de beaucoup d’insistance pour être appréhendé différemment. Ici aussi, une différence de socialisation doit être notée : à l’école française, l’accent est mis de manière très appuyée en cours de français sur le fait d’éviter les répétitions, souvent soulignées au gros crayon rouge. Cela fait des points en moins, c’est une faute. Cela correspond à une norme esthétique du langage qui n’est pas enseignée par exemple de manière aussi catégorique en Allemagne, où l’on n’hésitera pas à répéter un message deux fois pour s’assurer d’avoir été bien compris. En France, beaucoup de mots liés à l’idée de répétition (répétitif, routine, redite, voire prévisible…) ont une connotation négative. Le terme « Routine » en revanche, bien qu’importé du français dans la langue allemande, a une connotation qui peut être tout-à-fait positive, liée à l’idée de fiabilité, de précision et de professionnalisme.
Il nous faut donc remettre en question les allants-de-soi, les évidences et développer un mode de communication réflexif, qui intègre une bonne dose d’humilité (je peux m’être trompé sur la clarté de ma communication, ou sur l’intention de mon interlocuteur·trice) et d’écoute. Pas toujours facile quand on est chef·fe.
Comment gérer l’incident critique ?
Quand on a « loupé » la prévention, ou quand elle n’a pas suffi, là encore l’interculturalité est essentielle. Un incident critique est une situation très chargée émotionnellement, et cet excès d’émotion négative a tendance à faire perdre ses moyens à celui qui doit trouver vite une solution. L’interculturalité offre une piste pour briser cette charge émotionnelle et ainsi ramener le problème à ses vraies proportions. Il devient, du coup, beaucoup plus facile à gérer qu’il n’y paraît au départ. En particulier, il permet de rattraper l’explicite qui a peut-être manqué dans l’input. Si je sais sur quelles dimensions nous avons pu entrer en dissonance dans la communication, je vais pouvoir chercher l’explication. Il faut marquer un temps d’arrêt pour prendre le temps d’analyser et de comprendre.
Il deviendrait ainsi possible à François de s’appuyer sur cet incident critique pour mettre en lumière l’importance qu’il attache à la précision et la dimension factuelle des tâches qu’il confie à Léon.
Ainsi, il retourne la situation d’échec et en fait une opportunité de progrès. Et il permet ainsi à Léon de favoriser la dimension relationnelle à laquelle il est attaché, en comprenant mieux ce que son chef attend de lui. Dans le cas de Maya, elle sera sans doute la seule à réfléchir à la situation mais elle peut, en comprenant ce qui s’est passé, tirer de cette expérience cuisante une compétence pour l’avenir et être particulièrement attentive aux malentendus silencieux, réaliser que les attentes des hiérarques ne sont pas toujours explicites, prendre du recul par rapport à ses propres habitudes de communication et élargir sa zone de confort. La capacité de résilience est une compétence importante en contexte interculturel : il faut parfois guérir les blessures communicationnelles, et savoir le faire est une vraie force, tant en tant qu’individu qu’en tant qu’équipe. Cela s’apprend.
Est-on le même chef en expatriation que chez soi ?
On ne devient pas quelqu’un d’autre en s’expatriant, on ne laisse pas ses racines culturelles dans un garde-meubles avant de monter dans l’avion. Mais la confrontation aux normes et aux valeurs de l’Autre influence inévitablement notre comportement, et dans les relations hiérarchiques, nous serons confrontés à diverses attentes plus ou moins implicites sur le terrain du management. La plupart des chocs culturels sont modestes, mais l’accumulation de ces petites frustrations quotidiennes peut altérer significativement les relations, aussi bienveillantes soient elles. L’interculturalité nous change inévitablement, et c’est sans doute souhaitable. L’important est de rester, autant que possible, acteur·trice de ce changement plutôt que de le subir.
Comment parvient-on à connaître sa culture et celle de l’autre ?
L’acquisition d’une culture étrangère peut se faire spontanément, mais cela demande beaucoup des efforts et surtout du temps, un « luxe » que la plupart des managers ne peuvent pas s’offrir. Paradoxalement, connaître sa propre culture n’est pas toujours aisé non plus, car on la vit de façon spontanée, sans se poser de questions, comme quand nous respirons l’air qui nous entoure.
Alors ? Alors une bonne idée est de se faire accompagner par ceux qui savent mettre des mots sur les réalités qui composent les cultures et aident à analyser ces interactions complexes pour les rendre lisibles et compréhensibles. La formation et le coaching interculturels sont des outils qui permettent de gagner un temps précieux en amont, et de transformer les expériences difficiles en apprentissages utiles, en aval.
Les auteurs
Anna Royon-Weigelt
Formatrice et coach interculturelle, spécialiste de l’Europe Centrale
arw@respea.com - www.respea.com
Louis Belval
Expert interculturel, spécialiste des cultures d’Afrique francophone
lbelval@interculturalite.fr – www.interculturalite.fr
Références :